Actualité - 1 septembre 2023
Parole de chercheurs >>> Matthieu Letourneux
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Parole de chercheurs >>> Matthieu Letourneux
Le témoignage de mutations culturelles plus larges
Le projet « ICB – Itinéraires de la collection Bastaire » est monté conjointement par la MSH de Clermont-Ferrand et le CELIS (centre de recherche de l’UCA) autour des archives de Jean Bastaire et auquel j’ai été associé s’appuie sur une importante collection de journaux, livres et romans rassemblés par l’auteur, ainsi que sur une partie importante de ses archives personnelles, depuis les documents de l’enfance jusqu’à ceux correspondant aux dernières années de sa vie.
Le Centre de documentation de la Maison des sciences de l’homme a décidé de rendre ce fonds d’archives accessible au public, offrant aux lecteurs la possibilité de découvrir un exceptionnel ensemble de périodiques et de romans pour la jeunesse (avec un fort tropisme vers l’édition populaire – journaux à deux sous, livraisons, illustrés, fascicules, collections à 65 centimes et publications de kiosques et de merceries). Cet ensemble couvre une période courant du dernier tiers du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et rassemble des documents précieux du fait de leur fragilité et des lacunes du dépôt légal dans ce domaine. Un tel ensemble peut en particulier intéresser les étudiants de Lettres, d’Histoire et d’Histoire de l’Art, de niveau Master ou Doctorat, mais aussi les universitaires et chercheurs, qui ont de la sorte un accès direct à un ensemble sans équivalent de la production pour la jeunesse sur une période de plus d’un demi-siècle, qu’ils peuvent manipuler en les éprouvant dans leur matérialité, dans des conditions qui ne se rencontrent guère ailleurs. Le projet de numériser une partie de ces documents (ceux en particulier qui ne se trouvent pas ailleurs ou sont particulièrement difficiles d’accès) élargira encore le public potentiel de ce fonds d’archives.
En tant que chercheur associé à ce projet (du fait de la spécialisation de mes recherches dans les productions de l’édition populaire et de jeunesse), je vois plusieurs intérêts spécifiques à la collection de Jean Bastaire, par-delà la grande richesse représentée par l’ensemble des ouvrages rassemblées. En effet, les archives personnelles de l’auteur documentent et accompagnent la constitution de la collection, mais aussi la manière dont la signification associée à elle se transforme au fil du temps, d’abord à travers les plaisirs de la lecture de jeunesse (dont Jean Bastaire a conservé trace), puis, par étapes successives, dans le désir nostalgique de retrouver ces plaisirs passés, dans celui de se constituer une bibliothèque la plus exhaustive possible, enfin, dans celui de transformer une collection privée en une bibliothèque de référence ouverte au public (projet avorté, mais qui occupe Jean Bastaire et son frère dans leurs dernières années de vie).
Intellectuel habitué à penser ses activités afin de leur donner sens, Jean Bastaire documente ses actions, rationalise sa pratique d’acquisition et de classement des livres (on trouve témoignage de ces méthodes successives), et conserve trace de ses achats ou des échanges épistolaires liés à sa collection, tissant des liens entre son activité amatrice (mais extrêmement rationalisée) et les questionnements qui animent le domaine de l’information scientifique et techniques. Il conserve aussi la documentation et les prises de notes qui lui ont permis de rédiger les quelques ouvrages tournant autour de ses lectures de jeunesse (dont une biographie du romancier de romans de l’Ouest Gustave Aimard). On trouve ainsi la trace, dans la correspondance et les documents conservés (articles, fanzines) depuis les décennies d’après-guerre jusqu’au début du XXIe siècle, de la constitution de ce qu’on pourrait décrire comme le milieu (ou les milieux, qui ne se recouvrent qu’en partie) des collectionneurs d’ouvrages pour la jeunesse, des amateurs de bandes dessinées, ou des érudits de la littérature populaires, et de leur rôle dans les transformations du champ culturel. C’est donc aussi comme le témoignage de mutations culturelles plus larges et de processus de légitimation et de conservation de productions longtemps occultées, que peut être appréhendé ce fonds, d’autant que, loin d’être un simple témoin, Jean Bastaire est, à son niveau, un acteur de ces transformations (ce qui rend d’autant plus précieuse la présence des archives privées).
Après une première exploration de ces archives en mars 2023, à des fins de cartographie de l’ensemble et d’évaluation de la manière dont il pourrait être exploité scientifiquement, un second temps de recherche sera consacré en octobre 2023 à l’exploitation de ces archives, avec un ensemble de chercheurs spécialisés, issus d’Universités différentes, suivant une méthodologie qui a déjà fait ses preuves dans d’autres projets (exploration collective, échanges sur les questionnements que peuvent susciter les documents, test des hypothèses et restitution des conclusions). Un troisième temps d’échange est prévu au premier semestre 2024 à l’Université de Gand, qui possède un fonds d’archives similaire (journaux et magazines pour la jeunesse, de bandes dessinées en particulier), mais sur une période postérieure (à partir de la Seconde Guerre mondiale), le fonds Van Passen. Les deux ensembles se complètent donc parfaitement, et ouvrent des perspectives de synergie qui restent à explorer. Il s’agira ainsi, lors de ce troisième temps, de réfléchir à une exploitation scientifique synchronisée de ces deux fonds d’archives dans des projets de recherche futurs.
Matthieu Letourneux
Professeur de Littérature – Directeur du Master recherche de Littérature française et comparée – Membre du bureau de la CFVU – Membre de la commission de spécialistes
Université Paris Nanterre
En savoir + sur le projet ICB > ici
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